mercredi 31 août 2022

Epouses et concubines

Zhang Yimou. Une très belle jeune fille, Songlian (la très belle Gong Li) décide d'arrêter ses études et de se marier car son père vient de mourir et elle est pauvre. Elle arrive donc chez un mari riche en tant que 4ème épouse et on découvre avec elle une incroyable maison-palais traditionnelle aux mœurs et à la géographie compliquées. Un serviteur l'accueille et la conduit dans un dédale de corridors débouchant sur des cours similaires, des maisons identiques, chacune d'elle abritant une des épouses. Elle arrive ainsi à ce qui sera sa "maison" : une vaste pièce élégamment meublée où elle attendra son mari en découvrant l'étrange rituel qui préside à sa venue. On découvre avec elle l'univers sinistre qu'elle a intégré, les méandres de la tradition, des interdits, de ce qui se fait ou pas, avec le maître au sommet de sa hiérarchie changeante de femmes et en arrière plan, l'ombre d'une nombreuse domesticité. Dans cet univers, rien ne change, sauf les saisons, tout est immuable, sauf le choix du maître portant sur la maîtresse du jour : c'est l'extraordinaire rituel de l'allumage des lanternes (raise the red lanterns) qui éclaire le choix du maître et fait sortir du néant la femme choisie. Ou signe sa sentence de mort sociale. Les femmes ne sont rien, sauf les intrigues ou manipulations qu'elles échafaudent pour défendre leur prestige ou ruiner celui de la rivale et recueillir les faveurs du maître. Auxquelles sont associées des préséances dans la maison (choix des menus, obéissance des autres épouses...)

La caméra explore les cours, escaliers, terrasses, les toitures délicatement incurvées, les décors...  tout est d'une beauté saisissante. Mais la complexité architecturale du palais, comme un labyrinthe, ajoute à l'impression de claustrophobie. Songlian est prisonnière d'un univers mortifère où la tradition structure une existence de spectres, une tradition archaïque (et moribonde?) à laquelle elle est étrangère : l'interruption de ses études (ça se passe au début du 20ème siècle) lui a fait faire un grand bond en arrière et intégrer la tragique destinée des femmes enfermées et annihilées. 

Le titre anglais "Raise the red lanterns" me semble plus adapté et moins racoleur qu'épouses et concubines.

samedi 27 août 2022

Le Soldatesse

Valerio Zurlini (film au titre mal traduit : Des filles pour l’armée). Beau film noir (en noir et blanc) sur des femmes grecques qui s'engagent pour les bordels militaires italiens, pendant la guerre absurde de Mussolini contre la Grèce. Un jeune lieutenant est chargé d'accompagner le "chargement" embarqué dans un camion militaire. Les péripéties du voyage, la noirceur et la cruauté du monde. Un bémol, les " principales" prostituées ( Lea Massari, Anna Karina et Marie Laforêt ) sont trop belles et trop "classe" pour être vraies, mais ça marche quand même. Le film est sobre et plombant.
Le beau et gentil lieutenant :
Gaetano Martino (Tomas Milian).
Je découvre ainsi Valerio Zurlini et ses films (que je vais essayer de voir) : Estate violenta, en 1959 (pendant la Seconde Guerre mondiale, mais en Italie) avec Eleonora Rossi Drago et Jean-Louis Trintignant, La Fille à la valise, 1961 (Claudia Cardinale et Jacques Perrin), et Journal intime, 1962 (Mastroianni et Jacques Perrin,), Lion d’Or à Venise en 1962.
Et aussi Le Professeur (1972).

lundi 22 août 2022

Films de l'été 2022

La Veronica, Leonardo Medel : portrait horrifique et addictif d'une influenceuse, portrait d'une époque, portrait en forme d'instagram d'une épouse de footballeur, de retour au Chili après quelques années à Dubaï. (Trop ?) bien fait : rien n'arrête "la Veronica" dans sa quête de followers, de reconnaissance, de notoriété. Elle est insupportable et convaincante, elle crève l'écran avec son ego hypertrophié et l'angoisse qui la traverse ici et là de n'être rien. Qu'à cela ne tienne, son néant est très bavard et manipulateur. Elle cause, elle cause, elle cause face caméra et elle peaufine son image qui se fissure. Le réalisateur en fait peut-être un peu trop dans la caricature, mais on la suit avec un délicieux frisson d'horreur à chacun de ses méfaits.

Le Grand Silence, Sergio Corbucci. J'en ai entendu parler dans le génial documentaire sur le génial Ennio (Ennio Morricone en a fait la musique), avec JL Trintignant en taiseux (muet !) confronté aux ignobles chasseurs de prime (Klaus Kinski). https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18695116.html    D'après l'histoire vraie d'un massacre dans l'Utah.  J'ai beaucoup aimé : c'est cruel, sombre, les paysages enneigés sont somptueux, l'histoire est implacable et la musique colle parfaitement au film. Ça m'a donné envie de voir d'autres films de Corbucci : https://www.allocine.fr/personne/fichepersonne_gen_cpersonne=13757.html

Gerry Gus van Sant, un bizarre film d’errance dans le désert avec Matt Damon et Casey Affleck. Deux heures en compagnie du désert, très photogénique, avec deux gars qui s’égarent et qui marchent, marchent, marchent, (et font du feu la nuit). Film quasiment muet, on n’a qu’à contempler les variantes du désert (bush, collines rocheuses, étendues sans fin…) et à s’interroger sur ce qui se passe dans leur tête, et quelle interaction ça fait entre eux de comprendre qu’on se perd, de se dire qu’on est perdu et qu’on est foutu. Mystère. Mais ils doivent être vraiment amis parce qu’ils ne s’engueulent pas, ils ne paniquent pas, ils ne se jettent aucune angoisse ou reproche à la figure. Sauf un moment où ils ne sont pas d’accord pour suivre une piste pour trouver de l’eau. J'ai lu quelque part que c'était une histoire de doubles... (et donc ?) Et ainsi va le film, s’enfonçant dans la solitude et le néant, un très beau néant implacable. (C'est assez chiant).

Nope, Jordan Peele. Le Nevada ? Arizona  ? joue bien, les chevaux aussi, la lumière est très bien, la petite sœur est hystérique, sinon, pfff, rien à dire sur le mythe de l'ouest américain revisité par la blackitude et par un ovni. Même pas peur. C'est fastidieux et ennuyeux, voire ridicule. Un navet prétentieux.

L'Ecole du bout du monde, Pawo Choyning Dorji : un étudiant-instituteur en plein doute (il voudrait émigrer en Australie) est envoyé pour sa 5ème et dernière année de formation au bout du monde, à Luanana, au fin fond du Bhoutan. Le jeune citadin rencontre un autre monde, sa pureté, ses valeurs, et ce que sa présence représente pour cette communauté villageoise. Très bien ficelé, sobre, sensible, émouvant... Et des paysages somptueux.

Elvis, Baz Luhrmann avec Austin Butler dans le rôle d'Elvis. Excellent biopic, avec du grand spectacle / gros moyens où il faut comme il faut, et à l'arrière-plan, le personnage du producteur-vampire, narrateur de l'histoire.

Dédales (roumain, titre original : Miracol) Bogdan George Apetri.  Où l'on comprend que le réalisateur vomit la musique populaire traditionnelle, le pouvoir du clergé, et est plutôt circonspect sur les méthodes de la police roumaine. C'est un bon film dont on se demande longtemps où il nous emmène, avec une bonne part de mystère et de fausses pistes.  

La Nuit du 12. Dominik Moll.  Belle histoire d'enquête criminelle (le crime de la nuit du 12). Humain et désenchanté.

Les Nuits de Mashad Ali Abbasi : une journaliste sur la piste d'un tueur de prostituées dans les bas-fonds de Mashad. Il s'est donné pour mission de purifier la ville sainte de la pourriture. La police pas très empressée à le poursuivre. La population plutôt indifférente, voire de son côté quand il jugé. Le tueur persuadé de la justesse de ses actes. La journaliste en butte au machisme et la misogynie ordinaires. Pas mal, assez crade, désespérant.

Costa Brava Lebanon, Mounia Aki. Ou comment l'installation d'une décharge -soi-disant aux normes etc- au pied de leur propriété, en pleine nature, vient pourrir la vie que s'était construite une famille en rupture de Beyrouth (sa violence, sa pollution etc). La mère (ex-chanteuse star), le père, la fille adolescente, la petite fille (extraordinaire) et la grand-mère sont confrontés à la progression du chantier, des nuisances, des pressions pour les faire déguerpir et y réagissent chacun à leur manière. Très bien. Révèle chez chacun ses lignes de fracture. (Le titre vient du nom d'une plage de rêve au Liban qui a été pourrie de la même manière.)

As Bestas : Rodrigo Sorogoyen avec Marina Foïs, Denis Ménochet. Des néo-ruraux seniors et français s'installent quelque part dans les Pyrénées espagnoles, en tout cas dans un rude pays montagneux (Galice ?) pour se recycler dans l'agriculture bio. Ils sont confrontés à l’hostilité/rejet/haine des « vrais » ruraux : anti-intrus, anti-français, anti nouvelle agriculture etc. Très rude, très bien. Ambiance d'hostilité et de malaise à couper au couteau.

Entre la vie et la mort, Giordano Gederlini, avec Antonio de la Torre. Un conducteur de métro à Bruxelles, son fils qui tombe sur les rails quasiment sous sa rame, les flics sur son dos, une enquête en cours, un très sale type qui fait irruption chez lui… Le père va mener son enquête, parallèlement à celle des flics et la vérité apparaît peu à peu dans une ambiance bien sale et bien sombre. C’est plutôt bien.

Decision to leave , Park Chan-Wook (coréen) : la mort d'un homme dans la montagne, l’enquêteur, son attirance pour la veuve, suspecte. Pas mal, plastique parfaite mais finalement me laisse un souvenir confus. Peut-être trop compliqué ?

En roue libre, Didier Barcelo : Marina Foïs est coincée dans sa voiture. Elle n'arrive absolument plus à en sortir. Un jeune braqueur vole la voiture et donc l'embarque dans son road trip. Sympa

Coupez : (Michel Hazanavicius) Tournage d’un film de zombies, outrancier, drôlatiquement horrible. Le réalisateur et les acteurs se sont bien amusés, et le spectateur aussi.

I'm your man, Maria Schrader. Un homme algorithmique fourni à une chercheuse pour qu’elle analyse sa compatibilité/qualité d’homme idéal. Très bien. Le robot est bien trop humain, donc troublant.

Nos années sauvages (1990) Wong Kar-Wai : esthétique des années 60, jolies robes de l'époque, quartiers médiocres de Hong-Kong, décor miteux, pluie et une histoire où il est question de séduction et de désir. Un beau gosse, une jolie fille, il veut, elle veut bien, il veut plus, elle veut encore, une autre arrive, la chambre glauque, le lit en vrac, il ne se passe pas grand chose entre ces personnages, sinon une impression d'inachevé, d'insuffisant, d'inassouvi, la vie est ailleurs, pas dans ce qu'ils ont ou n'ont pas, font ou ne font pas, c'est même plus ténu : les choses se font et se défont et laissent un goût d'inachevé. Par exemple le policier du quartier aimerait bien protéger ou consoler la jeune fille, qui a le cœur ailleurs, et après c'est trop tard, il a disparu, il est devenu marin, quant au personnage principal, il est parti aussi, en quête de sa vraie mère aux Philippines...  Déjà ce sentiment d'inachèvement et d'inassouvissement, de désir qui ne rencontre pas son objet, de frustration... tout ce qui sera amplifié, magnifié et porté à son paroxysme dans In the mood for love.

Total Recall (1990) Paul Verhoeven. Un homme ordinaire (Arnold Schwarzenneger), apparemment, mais ses rêves le ramènent à Mars. Il décide d’y faire un voyage virtuel via une technologie qui implante des souvenirs, mais l’opération dérape et révèle d’autres souvenirs, apparemment occultés. Plus que bizarre, d’autant que ce réveil de la mémoire fait surgir un tas de gros bras décidés à l’éliminer ou le circonvenir. Bon film intelligent, efficace, mélange de thriller et de science fiction qui n’a pas encore vraiment vieilli

 Un Jour sans fin (1993) Harold Ramis, avec Bill Murray, Andie MacDowell / M.Meteo en reportage pour "le jour de la marmotte" se réveille pour revivre exactement la même journée. Et ainsi de suite. Bonne comédie.


mardi 16 août 2022

Les promesses d'Hasan, Semih Kaplanoğlu .

C'est une campagne magnifique, lentement, amoureusement filmée, apparemment sereine et intacte qui suggère l'idée d'une nature éternelle et infiniment généreuse. Mais ça, c'était avant, quand la famille vivait en harmonie et pique-niquait sous l'arbre majestueux planté par le grand-père. Maintenant, derrière cette vision édénique, il y a l'avidité de l'homme qui exploite la nature, la sillonne de lignes à haute tension, la gave de pesticides, achète et revend des terrains, s'en approprie d'autres... Pour preuve, Hasan juché sur son motoculteur, en train d'arroser copieusement ses tomates de pesticides. Derrière son air avenant et son statut d'entrepreneur modèle, Hasan aurait beaucoup à se faire pardonner avant de faire le Hajj. Car Hasan et sa femme sont assez riches pour faire le Hadj (qui coûte un bras) à condition de purifier leur âme en demandant le pardon de leurs offenses.

Par petites touches, on découvre les compromissions d'une vie ordinaire, une succession de turpitudes discrètes, comme en passant. Rien de très visible ou notable. Pourtant, au regard du Hajj, Hasan et se femme devraient se souvenir qu'on n'escroque pas son frère, on n'achète pas un juge, on ne trahit pas un ami, on ne désespère pas une pauvre vieille... Mais Hasan n'a fait que ce qu'il fallait pour réussir en forçant un peu le destin. Des entorses qui ne se voient pas puisqu'elles sont plutôt morales. Ou accomplies dans un cadre légal. Hasan aurait beaucoup à se faire pardonner.

Le film est beau (magnifiques paysages de la ruralité turque) et triste. Le destin de l'arbre majestueux au milieu de son champ, splendeur de la nature, témoin de l'innocence perdue, marque la fin du  monde d'avant. Dans le monde d'Hasan (pesticides, lois du marché, prêts bancaires, industrialisation), l'homme achète, vend, exploite, trompe, trahit, saccage la nature, et le Hajj n'y peut rien. (Je ne comprends pas "les promesses" du titre. A l'origine, c'est Bağlılık Hasan dont une des traductions est Loyauté. Je trouverais ça plus pertinent).

lundi 15 août 2022

Tempura

Akiko Ohku. On tombe tout de suite sous le charme de Mitsuko, son humour, sa manière d'observer la vie, son autodérision. Elle est fine, intelligente, jolie et solitaire. D'où l'intérêt d'avoir un double, une âme sœur, une conscience, un ange gardien... une voix à qui parler de tout. La trouvaille, c'est que cette voix intérieure est une voix off, celle du mystérieux A qui l'accompagne tout le temps (au bureau, au restaurant, au marché, au stand de croquettes, dans l'intimité de sa maison, dans une station thermale, dans l'avion, à Rome, à la Tokyo Tower...). On comprend que Mitsuko est timide, pas très à l'aise en société, pleine de contradictions et qu'elle essaie de vivre sa vie en accord avec elle-même et pas comme l'imposent les conventions japonaises. Elle observe les autres avec amusement, elle se lance des défis (faire des choses qu'elle n'a jamais faites ou qu'une femme seule n'oserait pas faire). Avec en filigrane l'intérêt qu'elle porte à un jeune homme aussi timide et réservé qu'elle. Le film est plein de fraîcheur et de trouvailles, c'est un plaisir de découvrir des situations cocasses, des gaffes, des maladresses, et de regarder comment  évolue la relation avec l'aimable jeune homme qui lui ressemble. Tout ça est à la fois léger, subtil, profond et plein de fantaisie.


samedi 13 août 2022

Magdala

Damien Manivel. Je pensais que j'aurais marché. j'aurais dû marcher. Un rêverie sur les dernières années de Marie-Madeleine ermite (Elsa Wolliaston). Les sous-bois, les fougères, l'humus, la contemplation du rien, le temps qui ne compte plus, la goutte d'eau au bout d'une feuille, la cueillette d'une mûre, filmées comme des instants d'éternité, les sons, plein de sons de la nature, et cachée sous ses haillons de bure, visage enfoui, cou emmitouflé, cette vieille cassée en deux, hors d'âge, hors du temps, verrouillée dans son amour du Christ, envoûtée par le pouvoir des humbles crucifix qu'elle crée avec 2 brindilles. Il semble que des saisons passent, c'est l'hiver (et les Winterreisen de Schubert) elle aime Jésus, elle sanglote en embrassant ses pieds cloués sur la croix, elle aime Jésus, c'est le printemps, l'eau, la purification et le renouveau avec deux corps nus et jeunes, c'est de nouveau l'hiver avec des accents d'agonie, elle aime Jésus, elle s'arrache le cœur, ou c'est Jésus qui le lui arrache, il est temps d'en finir avec cet amour agonisant, c'est la grotte d'éternité où l'on se cache pour mourir, grotte mythique et mystique, et l'arrivée d'une jeune femme Vermeerienne avec sa bougie, la lumière de son visage pendant qu'elle éclaire l'agonie. Sa patience d'ange. Hélas. Pas moi. C'était trop. Trop rien. Trop tout. Trop contemplatif ou méditatif. (Mais ce n'est pas ce que semblent dire les critiques, subjugués).

mercredi 10 août 2022

Peter von Kant

François Ozon. Pourquoi ce film plaît, globalement, alors qu'il m'a vraiment exaspérée ? Le gigantesque cliché de la passion amoureuse dévastatrice est donné en spectacle et exploité jusqu'à la trame, ou comment un humain est réduit à toutes les bassesses pour être aimé de qui ne l'aime pas. Tout y est. Avec en filigrane un pullulement de détails  sur la vulgarité du bonhomme, sa suffisance autocratique, et la duplicité du gamin beau comme un dieu qu'on voit arriver gros comme une montagne pour dévaster ce monument de monstruosité. Et c'est tant mieux. Il faut le dévaster, le saccager, c'est un sale type adulé par ses pairs, d'ailleurs, à part son énigmatique (et masochiste factotum) c'est tous des sales types (sales femmes, parasites et profiteurs, grande solitude gnagnagna). Mention spéciale pour Isabelle Adjani, tellement jeune et belle (et autre) que je l'ai à peine reconnue et pour Anna Schygulla, délicieusement vieille et grosse. Sinon, tout ce qu'il y a de prévisible, d'inéluctable et de fatal dans la passion amoureuse est là : la dépendance absolue, le manque absolu de l'autre, la propension à s'avilir dans la quête d'une miette d'affection ou au moins d'attention... Il faut que je revoie les Larmes amères de Petra von Kant (1972) pour comparer : était-ce aussi insupportable ou ça passait ?

C'est fait. C'est moins insupportable : Karin (Anna Schygulla) est plus fine dans son rôle, Petra délire mieux dans la solitude de son amour bafoué et la relation avec la bonne-factotum est plus nuancée (quoique tout aussi immonde). Mais qu'est-ce que c'est lourd et théâtral (cétait une pièce de théâtre au départ). C'est bizarre un tel succès à l'époque. Peut-être parce qu'au lieu de traiter le classique sujet de la dépendance amoureuse (genre La Femme et le pantin) Fassbinder l'avait adapté à une passion homosexuelle. Sujet plus "scandaleux" à l'époque. De quoi faire le buzz.

mardi 9 août 2022

Qiu Ju, une femme chinoise, Zhang Yimou

Zhang Yimou

1992. J'adore ce genre de film qui offre une immersion complète dans un monde inconnu (et disparu) : la Chine rurale des années 80, les décors, habillements, comportements, u et coutumes privés, publics ou judiciaires. Ou comment une jeune femme (la belle Gong Li) dont le mari a été battu par le chef du village, demande réparation de plus en plus haut (le district, la ville, les instances juridiques...) parce qu'elle n'obtient jamais la réparation qui lui paraît juste : des excuses. Or, ça se passe toujours sur un registre financier et de plus en plus administratif. Entretemps, on s'est promené dans les maisons (chez elle et chez le chef du village), sur les routes (en brouette, triporteur et bus) exceptionnellement en voiture, on a monté dans la hiérarchie des autorités et administrations concernées, on a découvert la ville avec les yeux de deux paysannes, et comment on se loge (dans des chambres collectives)  quand on ne peut pas se payer l'hôtel, on a mangé et bu avec les uns ou les autres, rencontré divers personnages plus ou moins conciliants, senti le gap entre des paysans illettrés et des citadins déjà versés dans le monde de la consommation... et tout ça progresse inexorablement jusqu'à la décision finale. C'est une belle histoire humaine et une belle fresque sociale.

 


samedi 6 août 2022

Accattone et Mamma Roma. Pier paolo Pasolini

1961.  Accattone traîne avec des potes bons à rien, petits voyous, glandeurs professionnels. Ils n’ont rien dans la tête, à part survivre, passer du bon temps, taper du fric à l'un ou l'autre, s’embarquer dans des combines foireuses et prendre la vie comme elle vient : coups donnés et reçus, chance au jeu, paris hasardeux, fanfaronnades, repas offerts et coups à boire… Le tout est d’échapper à la disgrâce du travail (c’est pour les pauvres et pour les femmes à la maison, au turbin ou au tapin). En l’occurrence, Maddalena assure les arrières d'Accattone en tapinant pour lui. Mais elle se retrouve en prison après un épisode sordide et ça se complique. Taraudé par le manque d’argent, Accattone (le mendiant, le bon à rien) - il se fait gloire de son surnom - essaie des ficelles sordides ou crapuleuses pour s’en sortir. Mettre une nouvelle fille sur le trottoir, par exemple.

Pasolini filme les terrains vagues où les putes se font tabasser et violer, le carrefour où elles tapinent, les taudis où nichent les pauvres, les baraquements en ruines de cette incroyable décharge de bouteilles que les femmes du coin viennent récupérer… et la police de loin en loin qui fait partie du paysage pour rappeler les limites qu’ils n’arrêtent pas de franchir.

Ce paysage sordide, ce tissu social déliquescent, cette zone à la lisière de la ville et à la frontière de la légalité, c’est  l’univers sans issue des laissés pour compte où l’on traîne de masure en taudis et en non-lieu.
Les tranches de ville sont comme des tranches de vie : d’un côté, le désordre, la délinquance et l’extrême pauvreté à la marge de l’Italie moderne et de l’autre, la standardisation et la modernité : au delà des terrains vagues, on aperçoit les blocs de béton résidentiel qui vont pourrir le paysage urbain et loger des pauvres un peu moins pauvres.
Et dans cet univers bâtard, Accattone à la marge, Accattone rebelle à l’asservissement par le travail ou la famille, Accattone, son sourire, sa tronche et son charme, Accattone roublard, séducteur, provocateur, fanfaron, rigolard, salopard… Accattone encore capable de croire qu’il va trouver sa place.

Mamma Roma

1962. Avec Mamma Roma, c'est comme si Accattone avait pris 15 ans (c'est le même acteur qui joue le mac qui se marie). Ça commence dans un patelin à la campagne, c'est une noce chez les ploucs, c'est l'ancien mac de Mamma Roma qui se marie, ce qui la fait bien rire. Mamma Roma est invitée, mais surtout, elle est revenue au village chercher son fils, Ettore car elle a réussi, elle va pouvoir l'installer à Rome, dans un bon quartier pour lui donner toutes ses chances dans la vie. Mais Ettore a grandi plus ou moins seul au village, il a l'habitude de traîner avec les gars du coin, il a arrêté l'école, et les relations avec sa mère n'ont rien d'évident : c'est un gentil gamin qui veut se prendre pour un dur et qui n'a aucun repère à Rome.

Mamma Roma a du charisme, du répondant et du chien, toute pute soit-elle. Et une formidable présence. Forcément, c'est Anna Magnani. Elle a aussi un énorme cœur de mère et une dévotion absolue à son fils et l'avenir qu'il mérite : il doit  réussir, se hisser plus haut qu'elle, devenir aussi riche et respectable (que ses clients). Et elle s'y emploie. 

Avec sa petite gueule d'ange un peu cabossée, son air un peu buté ou complètement charmeur, Ettore est aussi remarquable que l'était Accatone dans son rôle, complexe et ambivalent comme peut l'être un adolescent perturbé par ce changement d'univers, la rencontre avec la bande du quartier, les émois de l'amour ou de la sexualité. 

Ainsi va le film, avec cette prédilection de Pasolini pour filmer les expressions des visages et les paysages entre zone, ruines et terrain vague, "à la marge" des immeubles nouvellement édifiés, , .  la frange de ville intermédiaire qui n'est plus la campagne mais pas encore la ville, comme ses personnages, qui ont quitté la la structure solide du village mais ne sont pas encore arrivés. 

Belle découverte de deux films qui n'ont pas vieilli.


vendredi 5 août 2022

 

Œdipe-Roi 1967 et Médée 1969,  Pasolini, que dire ? C'est sublime de beauté (costumes, décors naturels, notamment la Cappadoce pour Médée et les palais de terre -du Sud marocain ?- pour Œdipe-Roi) Les références culturelles sont brassées, c'est pas très hellénique, plutôt ethnique et ça emprunte à un catalogue diversifié de masques, armures, motifs, tissages, c'est donc intemporel comme la mythologie pourrait on dire. On est gâté avec tant de références et d'exotisme haut-de-gamme. Très chic. Les décors-paysages sont renversants (c'est ce qu'il y a de plus beau avec la splendeur des costumes). Et Maria Callas en Médée est forcément magnifique, mais... Quelque chose cloche (la longueur ? la lenteur hiératique ? l'emphase ? le look des acteurs dans leurs costumes trop sublimes ? C'est trop théâtral et trop construit? Il y a des kilomètres d'exégèse pour relier ces film, les mythes et Pasolini, que j'ai un peu survolés, preuve que j'ai cherché à comprendre ce qui m'échappait : rien à voir avec le choc, la splendeur épurée, la puissante austérité de l'Evangile selon Saint-Matthieu.

mercredi 3 août 2022

L'Evangile selon Saint-Mathieu, Pier Paolo Pasolini

L'occasion d'embarquer dans l'œuvre de ce cinéaste que je ne connais pas ou que j'ai oublié. Uccelacci et uccellini : vu et oublié. Porcherie : (peut-être) vu et oublié, pareil pour Théorème, pire pour Le Decameron : souvenir d'un truc bavard, racoleur, barbant. Donc, un regard neuf pour les 100 ans de la naissance de PPP, d'autant que je n'avais vu aucun de ceux-là : c'était une rétrospective des années 60-70.

L'Evangile selon Saint-Matthieu, m'a scotchée. La beauté des images, la beauté des paysages, la beauté des personnages, cette manière incroyable de filmer les visages en gros plan pour y capter de minuscules frémissements. Pasolini oblige à voir ce qu'on a l'habitude de capter fugacement, en passant. 

C’est puissant et d’une beauté saisissante. Pasolini filme le Christ en mouvement, entraînant les gueux à sa suite, les électrisant tandis que le pouvoir s’inquiète et décide de le mettre à mort… Le prologue est sublime, avec Marie debout sur la roche comme une apparition ou une statue, image incrustée dans l’imaginaire collectif, la même qu’on verra apparaître à Lourdes et ailleurs. Marie, belle comme une madone grecque (ou une peinture du Greco ?) sublime de mystère. 


Sauf que c’est aussi l’image déroutante d’une Marie déjà largement enceinte. Pasolini scrute son visage, la profondeur liquide de son regard de vierge méditerranéenne et la contemplation de cette figure (grave ? légèrement torve ? vaguement butée ? d'une opacité adolescente ?) est troublante. Joseph est troublé lui aussi, diverses émotions le traversent pendant qu’il la regarde et que l’ange - encore une figure étonnante - lui annonce qu’elle sera mère de Dieu et qu’il peut / doit ? l’accepter pour épouse. C’est l’Annonciation faite à Joseph traversé de l’ombre d’un doute, le frémissement d’une émotion avant l'acceptation, comme une lumière de joie éclairant ce beau visage mûr, sensible, tactile.
Le premier choc du film, c’est la beauté picturale de ces visages, comme autant de tableaux, livrée par un regard de peintre. Marie, Jésus, Joseph, Jean-Baptiste, les apôtres, … tous les visages sont extraordinairement puissants. Est-ce que ce sont des visages extraordinaires, ou c’est le regard de la caméra qui les rend si profonds, intéressants, essentiels ? Ils sont si présents et sensibles, charnels, à fleur de peau.

 L’autre saisissement, c’est la beauté du paysage et de décors qui n’ont pas l’air de décors : des paysages de falaises, de landes sévères, des déserts volcaniques, des palais et des villes décaties (d'avant les restaurations du tourisme labellisé Unesco). C’était un coup de génie d’incorporer au film ces étranges falaises de Matera, à la fois éternelles et précaires, à moitié façonnées par l’homme. Un incroyable décor-paysage de ville troglodyte sans âge, hors d’âge, millénaire, déglinguée, immortelle, habitée par les miséreux, environnée d’une nature austère de landes pierreuses. Ce décor est extraordinairement puissant et présent, comme s’il était indissociable d'une histoire intemporelle, datant de quand Jésus a fait irruption dans la rudesse du monde.
Et la musique, bien sûr, l’image et la musique se sublimant l’une l’autre, révélant des moments de poésie ou d’émotion pure, à faire se hérisser la peau du dos.

On connaît l’histoire, pourtant on est suspendu à ce film dépouillé, à sa puissance épique, au style virtuose, épuré, incisif. C’est percutant, sans fioriture, sans bavardage, muet mis à part la parole du Christ qui annonce, énonce, résonne, exige, pourfend. Comme si filmer la parole de Dieu dans ce décor minimaliste de pierre, de roche et de pâtures à moutons faisait résonner ce qu’elle a d’essentiel et d’implacable.
Et dans ce monde de pierre, des humains trop humains, sensibles, perplexes, à l’écoute, subjugués. Cet homme paraît et sa parole bouleverse les hommes. Les pauvres, les rien du tout, les handicapés, les enfants. Malheur aux tièdes, aux mous, aux marchands qui commercent dans la maison de Dieu, malheur aux pharisiens, aux hypocrites, aux riches qui ont l’argent, la richesse, le pouvoir, trop d’écrans et de paravents pour entendre cette parole et la suivre.




Pasolini filme cet homme en marche qui sème le trouble et désordre dans une foule versatile et suiveuse, happée par son mystère. Enthousiaste aux Rameaux, grondeuse au procès, elle choisit de sauver Barabbas et se presse sur le chemin de l’exécution : fidèles, badauds, haineux, curieux, ils sont tous là.  
Bizarrement, l’Eglise ne se sentirait pas visée. Elle a adoubé cet Evangile selon Pasolini qui met en lumière le pouvoir subversif de Jésus. Comme si l’Evangile était communiste, comme si l’Eglise donnait la part belle aux rien-du-tout, et choisissait la foi avant les dogmes.