samedi 26 février 2022

Les Poings desserrés

Kira Kovalenko (32 ans), prix de la section Un certain regard au Festival de Canne. Regard sur un univers sinistre et verrouillé, dans un pays sinistre proche de la Géorgie (Ossétie du Nord), sans couleur et sans âme, avec une route, une zone minière, une sorte de village- usine pour les travailleurs de la mine, et rien de rien, à part le boulot (à la mine ou à la mairie), un terrain vague où faire rugir les moteurs en dérapages contrôlés, l'école (qui sert aussi de salle de bal local) et une micro boutique-bazar minable, où travaille justement Ada (Adadza), la plus enfermée de tous, tenue en laisse par "l'amour" de son père (dictature patriarcale) et par "ses" hommes : un soupirant vraiment lourd, le petit frère vraiment collant, et le grand frère, figure possible de la libération. Le jeune fille est pieds et poings liés dans les liens de cette micro-société étouffante, où elle va mal à tous points de vue et ne peut que serrer les poings de détresse et d'impuissance en rêvant de partir. Sauf si le retour de l'aîné, parti à Rostof, arrivait à débloquer la situation. C'est très bien ficelé (c'est le cas de le dire) et complètement déprimant. On étouffe devant ce portrait effroyable d'un pays, d'une famille, d'une jeunesse. C'est aussi déprimant qu'un film des frères Dardenne. On est content quand c'est fini.

lundi 21 février 2022

Damon Galgut, L'Eté arctique

 Titre original, Arctic Summer, à ne pas confondre avec Arctic Summer (L'Eté arctique), roman ébauché d'E.M Forster. 

Damon Galgut s’attaque à un monument, le personnage d’E.M Forster : il l’esquisse, l’ébauche, le sculpte, le dessine, l’affine, le peaufine. Approximations et fausses routes, allers vers l’avant, retours en arrière, reniements, engouements, déceptions… Arctic Summer offre un portrait très subtil et profond de la solitude de l’écrivain. Solitude en général, puisque c’est apparemment le propre de l’écrivain de ne pas trouver sa place dans le monde et de s’y sentir en constant porte-à-faux. Pire encore quand l’écrivain est un homosexuel qui peut d’autant moins assumer son homosexualité qu’on est en Angleterre au début du 20ème siècle. S’ajoute à ça, ou plutôt préexiste à ça le carcan de la réalité sociale : les gens de son rang évoluent au cœur d’un sytème de castes, où la hiérarchie et les appartenances se lisent en fonction des clubs, des collèges, des cercles fréquentés. Galgut explore brillamment le dédale ou labyrinthe de ce qu’il convient de faire ou pas, de taire ou dire, à qui le taire et à qui le dire… Toute la société est verrouillée et sécrète à l’infini les codes de la convenance et de la pensée correcte à tous les niveaux. Sans compter l’omniprésence d’un mère qui doit absolument être épargnée de tout contact avec la réalité de ce que vit, ressent, éprouve son fils. C’est donc ce qui anime tout le livre : la quête douloureuse de quelqu’un à qui parler en son âme et conscience, quelqu’un à aimer corps et âme. L’affaire se complique encore dans la confrontation avec l’Inde, où s’ajoute le système colonial et le sytème des castes, doublé de la partition religieuse (hindous/mahométans). Forster en effet, sur la foi d’échanges un tant soi peu authentiques avec Massood, étudiant indien à Cambridge (ou Oxford) s’est pris à rêver d’une autre vie, une vie où il serait en harmonie avec lui-même et avec l’homme qu’il aime. Il entame donc le voyage en Inde. Mais en fait d’authenticité, il rencontre en Inde un homme fuyant, incernable, appartenant d'abord à son pays, son métier, son milieu, et à une société encore plus rigide. Le système britannique sécrète sa domination et ses propres castes tandis que les Indiens sécrètent les leurs : deux systèmes de rigidité qui se juxtaposent et se renforcent quand ils ne s’affrontent pas. Forster traverse l’Inde comme dans un rêve, ou un brouillard, où rien ne s’agence jamais comme il l’a imaginé ou pensé, où les connexions attendues ne se font pas ou se défont. L’Inde est trop complexe et déroutante. Il n’y comprend rien, ou plutôt, il lui faut le temps du recul et de l’élaboration pour « digérer » le choc de ce continent et l’expérience de lui-même. Tout ce qu’il absorbe - une infinité d’impressions, d’anecdotes, de rencontres, de paysages, de situations, de réflexions sur la manière d’être des Anglais et des Indiens - sera la matière du livre à venir, La Route des Indes.
J’aime beaucoup ce roman, son intelligence de l’intimité d’un homme et de la complexité du monde, et la peinture de la dynamique de réagencement permanent de l’articulation entre « moi et le monde », l’intime et le sociétal.
Pour une étrange raison, l’exemplaire que j’ai lu  (acheté sur internet via un site de librairies) vient d’une bibliothèque, avec la mention infamante « EXCLU DES COLLECTIONS ». Quel bizarre et tragique destin, alors qu’il s’agit d’un grand roman. Je me demande d’ailleurs ce qui a conduit à cette exclusion. Le simple fait de ne pas être emprunté ? Beurk. Ils auraient mieux fait de le lire et de conseiller la lecture de cet excellent écrivain sud-africain, auteur également de L'Imposteur, excellent roman, également puni : il  "a fait l'objet d'une élimination des collections du réseau des bibliothèques de la Communauté d'Agglomération Paris-Vallée de la Marne".

vendredi 11 février 2022

Adieu Paris

Edouard Baer. C'est une bande de vieux potes/vieux beaux du monde branché parisien (écrivain, sculpteur, chanteur,  philosophe, acteur...) qui se retrouvent rituellement dans le restaurant (branché intello chic, bien sûr, La Closerie des Lilas) qui les accueille depuis toujours. Une réunion très sélecte et sélective. Ils se retrouvent donc avec leurs vieilles connivences et tout ce qui a pu se forger en au moins 20 ans d'amitié. Quoique. La séquence du début où Pierre Arditi (l'écrivain) éclate de méchanceté  et d'intolérance - même s'il affirme avoir de bonnes raisons de le faire - montre un vieus agressif, intolérant, trop sûr de son bon droit, bref, odieux. On se dit que la réunion des vieux amis commence bizarrement. De fait, derrière les figures imposées, derrière leurs numéros rôdés toute une vie, derrière le prétexte de ce repas stupide, et la bonne humeur affichée, toute à la joie des retrouvailles, Edouard Baer laisse finement percer un tas d'indices sur la mécanique qui grince, les réparties qui patinent, les vacheries qui font mouche, les rancœurs latentes, l'ennui ou le vide qui s'instillent sournoisement dans une conversation sans intérêt. Comme le demande l'un des convives (le plus absent et le plus sympathique de tous),  "est-ce que la conversation n'était pas plus intéressante, avant ?" En effet, ces ex-faiseurs de mode et d'opinion ne font que blablater et faire du bruit. Et quand il y a un blanc, ou un vide, ou une gêne, on porte un toast, et on recommence. Ces vieux ont une descente impressionnante, malgré la collection de maux qui les affligent à des titres divers : c'est la séquence succulente où ils s'informent mutuellement des pilules, comprimés et autres médications qu'ils avalent tous quotidiennement. La prouesse d'Edouard Baer, c'est de laisser infuser et filtrer ce qui est latent : rancœur, jalousie, mépris, mesquinerie... percent ici et là et sont de moins en moins évités ou contournés. Ils ont l'habitude que ça se passe bien, ils se souviennent que c'était bien, ça doit bien se passer bien et tout le déjeuner est une fuite en avant pour ne pas admettre que tout a changé, qu'ils sont vieux, nuls, fatigués, qu'ils s'emmerdent... et que tout ça coûte très cher. Les acteurs excellent dans cette comédie amère et désenchantée (mention spéciale pour le grand numéro de solitude de Benoît Poelvorde). Le jeu de massacre est parfaitement orchestré et exécuté.

mercredi 9 février 2022

Une Jeune fille qui va bien

Quelle arnaque toutes ces aimables critiques. Apparemment, Sandrine Kiberlain est sympathique et on ne veut pas la blesser en disant du mal du film. Mais cette jeune fille qui va (trop) bien génère un ennui durable et profond. Ses inlassables répétitions en vue du Conservatoire, ses inévitables dîners dans sa sympathique famille, son adorable grand-mère complétée d'un adorable papa et d'un non moins adorable frère (tout le monde il est gentil), ses amours naissantes... Tout va bien, même si un beau jour on doit porter l'étoile ou tamponner d'un "juif" sa carte d'identité : donc en effet, en arrière-plan, très très en arrière, il y a un vague soupçon que ça ne va pas si bien (genre antisémitisme) et on ne voit même pas que la France est occupée. Bref, cette jeune fille envahie par sa jeunesse est complètement aveugle à ce qui n'est pas son monde et ses préoccupations d'adolescente. Soit. Ça arrive, surtout à cet âge. Mais alors pourquoi en faire un film et surtout ce film insipide, sans émoi et sans aspérité. Même si l'actrice est charmante (quoique : exaspérante à force de sourire inexorablement, aimablement, charmantement, primesautièrement... Elle est souriante (puisqu'elle va bien). Légère, sympathique et aveugle en toute circonstance. Même quand son partenaire de scène disparaît, ça l'intrigue mais ça ne lui fait pas plus d'effet que ça. Elle ne suppose même pas qu'il a pris la tangente à cause de la montée des mesures antijuives, ni qu'il a pu être arrêté. Ou alors S.Kiberlain voulait montrer que l'adolescence est un âge un peu stupide et borné à ses propres et uniques centres d'intérêt ?