lundi 21 février 2022

Damon Galgut, L'Eté arctique

 Titre original, Arctic Summer, à ne pas confondre avec Arctic Summer (L'Eté arctique), roman ébauché d'E.M Forster. 

Damon Galgut s’attaque à un monument, le personnage d’E.M Forster : il l’esquisse, l’ébauche, le sculpte, le dessine, l’affine, le peaufine. Approximations et fausses routes, allers vers l’avant, retours en arrière, reniements, engouements, déceptions… Arctic Summer offre un portrait très subtil et profond de la solitude de l’écrivain. Solitude en général, puisque c’est apparemment le propre de l’écrivain de ne pas trouver sa place dans le monde et de s’y sentir en constant porte-à-faux. Pire encore quand l’écrivain est un homosexuel qui peut d’autant moins assumer son homosexualité qu’on est en Angleterre au début du 20ème siècle. S’ajoute à ça, ou plutôt préexiste à ça le carcan de la réalité sociale : les gens de son rang évoluent au cœur d’un sytème de castes, où la hiérarchie et les appartenances se lisent en fonction des clubs, des collèges, des cercles fréquentés. Galgut explore brillamment le dédale ou labyrinthe de ce qu’il convient de faire ou pas, de taire ou dire, à qui le taire et à qui le dire… Toute la société est verrouillée et sécrète à l’infini les codes de la convenance et de la pensée correcte à tous les niveaux. Sans compter l’omniprésence d’un mère qui doit absolument être épargnée de tout contact avec la réalité de ce que vit, ressent, éprouve son fils. C’est donc ce qui anime tout le livre : la quête douloureuse de quelqu’un à qui parler en son âme et conscience, quelqu’un à aimer corps et âme. L’affaire se complique encore dans la confrontation avec l’Inde, où s’ajoute le système colonial et le sytème des castes, doublé de la partition religieuse (hindous/mahométans). Forster en effet, sur la foi d’échanges un tant soi peu authentiques avec Massood, étudiant indien à Cambridge (ou Oxford) s’est pris à rêver d’une autre vie, une vie où il serait en harmonie avec lui-même et avec l’homme qu’il aime. Il entame donc le voyage en Inde. Mais en fait d’authenticité, il rencontre en Inde un homme fuyant, incernable, appartenant d'abord à son pays, son métier, son milieu, et à une société encore plus rigide. Le système britannique sécrète sa domination et ses propres castes tandis que les Indiens sécrètent les leurs : deux systèmes de rigidité qui se juxtaposent et se renforcent quand ils ne s’affrontent pas. Forster traverse l’Inde comme dans un rêve, ou un brouillard, où rien ne s’agence jamais comme il l’a imaginé ou pensé, où les connexions attendues ne se font pas ou se défont. L’Inde est trop complexe et déroutante. Il n’y comprend rien, ou plutôt, il lui faut le temps du recul et de l’élaboration pour « digérer » le choc de ce continent et l’expérience de lui-même. Tout ce qu’il absorbe - une infinité d’impressions, d’anecdotes, de rencontres, de paysages, de situations, de réflexions sur la manière d’être des Anglais et des Indiens - sera la matière du livre à venir, La Route des Indes.
J’aime beaucoup ce roman, son intelligence de l’intimité d’un homme et de la complexité du monde, et la peinture de la dynamique de réagencement permanent de l’articulation entre « moi et le monde », l’intime et le sociétal.
Pour une étrange raison, l’exemplaire que j’ai lu  (acheté sur internet via un site de librairies) vient d’une bibliothèque, avec la mention infamante « EXCLU DES COLLECTIONS ». Quel bizarre et tragique destin, alors qu’il s’agit d’un grand roman. Je me demande d’ailleurs ce qui a conduit à cette exclusion. Le simple fait de ne pas être emprunté ? Beurk. Ils auraient mieux fait de le lire et de conseiller la lecture de cet excellent écrivain sud-africain, auteur également de L'Imposteur, excellent roman, également puni : il  "a fait l'objet d'une élimination des collections du réseau des bibliothèques de la Communauté d'Agglomération Paris-Vallée de la Marne".

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