Hem, comment vais-je m’emmêler les pinceaux pour commettre un
commentaire ? L’immensité de la tâche est à la mesure de l’immensité de
l’œuvre. Je me lance. Je ne sais pas pourquoi je « marche », et même je
galope chaque fois que je vois une exposition de ce peintre. (J’ai raté
Monumenta il y a quelques années au Grand Palais, je ne connaissais pas
Kiefer.) Je l’ai donc découvert une première fois à Pantin (Galerie
Taddeus Ropac) et quelque chose a fonctionné. Sans que je sache ou me
rappelle quoi. Je me rappelle que je déambulais dans l’immense galerie
en m’approchant, reculant, scrutant, et en me disant que tout ça
résonnait en moi, mais je ne sais pas ou plus comment ni pourquoi. Le
deuxième choc a été à la rétrospective de Beaubourg. J’ai compris que
j’aimais le stratificateur chez Kiefer. L’obsédé du passé et de la
ruine, l’obsédé de macabre, de pourriture, de résurgence. Le
stratificateur faisant feu du bois de l’histoire, à commencer l’histoire
dont il est issu, né d’un pays en ruines qui a mis en pièces l’Europe
en premier lieu (et le monde par propagation) et massacré des
populations entières, que ce soit par principe (extermination par la
shoah) ou par nécessité (à la guerre comme à la guerre). Comment est-ce
qu’on grandit dans un univers en ruines ? En trifouillant les décombres,
en agençant, en assemblant, en essayant des combinaisons à reprendre et
à défaire. En s’obsédant de matière brute à recomposer, en faisant
appel à la mémoire, la sienne et celle du monde, en convoquant des
milliards de feuillets, des millions de livres, les brûlés, les
disparus, les interdits, les profanés. En s’immergeant dans les cendres
dont on se couvre aussi la tête, et en revenant aux fondamentaux : la
terre, celle des sillons qui font germer la pourriture, la terre qui
engloutit les cadavres, la terre qui se travaille en sillons pour semer
une improbable renaissance, produire des germinations suspectes.
Kiefer montre aussi le feu qui devrait purifier, mais commence par
détruire, j’ai vu d’extraordinaires explosions de lumière volcanique,
des feux d’artifice d’apocalypse, des comètes, des explosions, des
incendies ou des feux qui couvent sous la cendre, des secousses, des
menaces telluriques, des volcans qui n’en finissent pas de se réveiller
ou de s’éteindre, des paysages désolés, dévastés par l’hiver ou des
corrosions suspectes, des proliférations et bourgeonnements louches, des
végétaux mal en point, des champs de ruines ordonnés comme à la parade,
à moins que ce ne soient des champs de blés ou les humains se dressent
comme des millions d’épis à faucher. Humains, pauvres humains en
haillons, comme des spectres, des épouvantails mal fagotés, déshabillés
de paille et de chiffon. J’ai vu des sous-marins qui émergent dans des
lumières de fin du monde et une ambiance de Jugement dernier, des
météorites qui s’abattent sur la terre comme des bombes, des falaises
qui n’en finissent pas de rougeoyer ou de guerroyer dans une tourmente
illuminée par un soleil atomique, des blockhaus dans une nuit de folie.
Kiefer peint la guerre, les hurlements de la guerre, les terreurs
enfantines qui rejoignent celles des humains figés dans des tranchées où
ils sont condamnés à mourir pour l’éternité. Kiefer peint l’enfer, la
désespérance, et curieusement, une certaine jouissance à organiser le
chaos, à l’orchestrer pour en faire sa chose, et curieusement, ça doit
être ça qui me plaît, qu’il me promène dans le chaos dont chacun a
conscience, juste à fleur de conscience, comme l’écho d’un inconscient
collectif et de la tragédie universelle. Il effleure les remugles
latents, il en faudrait peu pour que ça mue en plainte infinie,
hululement sinistre et assourdissant, mais Kiefer reste le maître de
l’enfer, il arrive même à insuffler de la poésie, des mots, de la beauté
dans cette horreur profonde. Des lumières tragiques zèbrent le ciel,
des végétations mutantes se fraient un chemin vers les noirceurs
célestes, car c’est la nuit, la nuit noire, à moins que ce ne soit la
lumière noire qui baigne tout son paysage. C’est son paysage mental
qu’il nous livre, en le faisant résonner avec celui de Paul Celan (je
dois me décider à lire Paul Celan).samedi 22 janvier 2022
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