samedi 22 janvier 2022

Anselm Kiefer au Grand palais éphémère




Hem, comment vais-je m’emmêler les pinceaux pour commettre un commentaire ? L’immensité de la tâche est à la mesure de l’immensité de l’œuvre. Je me lance. Je ne sais pas pourquoi je « marche », et même je galope chaque fois que je vois une exposition de ce peintre. (J’ai raté Monumenta il y a quelques années au Grand Palais, je ne connaissais pas Kiefer.) Je l’ai donc découvert une première fois à Pantin (Galerie Taddeus Ropac) et quelque chose a fonctionné. Sans que je sache ou me rappelle quoi. Je me rappelle que je déambulais dans l’immense galerie en m’approchant, reculant, scrutant, et en me disant que tout ça résonnait en moi, mais je ne sais pas ou plus comment ni pourquoi. Le deuxième choc a été à la rétrospective de Beaubourg. J’ai compris que j’aimais le stratificateur chez Kiefer. L’obsédé du passé et de la ruine, l’obsédé de macabre, de pourriture, de résurgence. Le stratificateur faisant feu du bois de l’histoire, à commencer l’histoire dont il est issu, né d’un pays en ruines qui a mis en pièces l’Europe en premier lieu (et le monde par propagation) et massacré des populations entières, que ce soit par principe (extermination par la shoah) ou par nécessité (à la guerre comme à la guerre). Comment est-ce qu’on grandit dans un univers en ruines ? En trifouillant les décombres, en agençant, en assemblant, en essayant des combinaisons à reprendre et à défaire. En s’obsédant de matière brute à recomposer, en faisant appel à la mémoire, la sienne et celle du monde, en convoquant des milliards de feuillets, des millions de livres, les brûlés, les disparus, les interdits, les profanés. En s’immergeant dans les cendres dont on se couvre aussi la tête, et en revenant aux fondamentaux : la terre, celle des sillons qui font germer la pourriture, la terre qui engloutit les cadavres, la terre qui se travaille en sillons pour semer une improbable renaissance, produire des germinations suspectes.
Kiefer montre aussi le feu qui devrait purifier, mais commence par détruire, j’ai vu d’extraordinaires explosions de lumière volcanique, des feux d’artifice d’apocalypse, des comètes, des explosions, des incendies ou des feux qui couvent sous la cendre, des secousses, des menaces telluriques, des volcans qui n’en finissent pas de se réveiller ou de s’éteindre, des paysages désolés, dévastés par l’hiver ou des corrosions suspectes, des proliférations et bourgeonnements louches, des végétaux mal en point, des champs de ruines ordonnés comme à la parade, à moins que ce ne soient des champs de blés ou les humains se dressent comme des millions d’épis à faucher. Humains, pauvres humains en haillons, comme des spectres, des épouvantails mal fagotés, déshabillés de paille et de chiffon. J’ai vu des sous-marins qui émergent dans des lumières de fin du monde et une ambiance de Jugement dernier, des météorites qui s’abattent sur la terre comme des bombes, des falaises qui n’en finissent pas de rougeoyer ou de guerroyer dans une tourmente illuminée par un soleil atomique, des blockhaus dans une nuit de folie. Kiefer peint la guerre, les hurlements de la guerre, les terreurs enfantines qui rejoignent celles des humains figés dans des tranchées où ils sont condamnés à mourir pour l’éternité. Kiefer peint l’enfer, la désespérance, et curieusement, une certaine jouissance à organiser le chaos, à l’orchestrer pour en faire sa chose, et curieusement, ça doit être ça qui me plaît, qu’il me promène dans le chaos dont chacun a conscience, juste à fleur de conscience, comme l’écho d’un inconscient collectif et de la tragédie universelle. Il effleure les remugles latents, il en faudrait peu pour que ça mue en plainte infinie, hululement sinistre et assourdissant, mais Kiefer reste le maître de l’enfer, il arrive même à insuffler de la poésie, des mots, de la beauté dans cette horreur profonde. Des lumières tragiques zèbrent le ciel, des végétations mutantes se fraient un chemin vers les noirceurs célestes, car c’est la nuit, la nuit noire, à moins que ce ne soit la lumière noire qui baigne tout son paysage. C’est son paysage mental qu’il nous livre, en le faisant résonner avec celui de Paul Celan (je dois me décider à lire Paul Celan).






 

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