samedi 4 mars 2023

La Femme de Tchaikovski

Kirill Serebrennikov. Film franco-helvetico-russe. (Alyona Mikhailova est La femme de Tchaikovski)

 Une plongée en enfer. Ce film raconte la noirceur et la violence de la passion qui consume cette femme exaltée et se cristallise en folie. Folle de passion, folle de Tchaikovski, folle de son mariage, Antonina Miliukova y a planté ses griffes et s’y cramponne comme un chien qui ne voudrait plus lâcher son os.
Elle s’est allumée à la lumière de Tchaikovski. Elle a dit comprendre mieux que personne la profondeur, la beauté, le génie de son être, de sa musique, de son âme. Elle l'a voulu pour mari, elle a voulu son éclat, sa lumière, son prestige, elle l’a voulu pour l’idolâtrer, elle l’a voulu d’autant plus fort qu’une femme n’est rien sans un mari et elle a fini par l’avoir. Parce qu'il est homosexuel et qu'il lui faut un paravent social. Mais leur mariage ressemble à une cérémonie funèbre.
La lumière, justement, sa lumière,  il l’en prive radicalement. Il l’évacue de son monde brillant, chic, artiste, masculin, branché. Il la rejette, elle, son corps, ses attentions, sa dévotion d’épouse aimante, elle n’a que lui dans sa vie mais il ne veut pas d’elle dans la sienne. Il la hait corps et âme et la renvoie à l’ombre et au néant de son existence. Elle n'est rien, il est tout, elle s'en repaît, s’en regorge, s'y complaît et s’y vautre, s'humilie, se prosterne, se soumet tout en refusant de lâcher prise : « Je suis la femme de Tchaikovski ». Aveugle, butée, obstinée, étanche, vautrée dans la dévotion, la superstition, la sorcellerie, elle rampe devant Dieu pour posséder cet homme qui ne veut pas la posséder, brûle de passion inassouvie et s’abîme dans d’étranges bacchanales où tout le monde peut avoir ce corps dont Tchaikovski ne veut pas. Plus elle en est folle, plus il lui échappe.
Est-ce qu'elle pourrit la vie du grand homme ? Il arrive à la tenir à distance au gré de tractations sordides par le biais de ses intermédiaires frères, sœur, amis, hommes de loi. Rien n'y fait, au contraire. Antonina sombre, cramponnée à son alliance : ce mariage l’engloutit comme l'enfer.
Cette peinture extrême de la noirceur et de la folie d’une femme met mal à l'aise. Certes, le film parle de l'aliénation de la femme invisible par statut, sauf mariage. Du pouvoir de l'homme, pire, du génie, maître tout puissant... Certes, il y aurait un arrière-plan symbolique et politique qui parlerait de Russie bigote, dévote, aliénée... Mais il y a bien assez à faire avec le premier plan, insupportable et cruel, où il n'y a pas de place pour l'empathie quand on ne voit que harcèlement obstiné, masochisme ravageur, déni de la réalité et de soi-même au nom d'une passion forcenée. (Alors qu'on pourrait haïr Tchaikovski, s'indigner de son pouvoir d'homme qui la nie et la bafoue, de cette époque qui rend les femme invisibles et le génie tout puissant). Dans la scène étonnante où elle enfreint une dernière fois l’interdiction d’approcher le "grand homme", elle se pousse jusqu’à sa dépouille pour s’afficher, par delà sa mort, dans son statut d’ « épouse aimante ». Le mort s’en redresse d’indignation pour clamer son inextinguible haine, du début et de toujours : le vrai dialogue de ces deux âmes, c'est le déni de l'autre.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire