mardi 6 février 2024

La Zone d'intérêt

Jonathan Glazer. Attention, je raconte le film

En introduction, il y a ce qu'on ne voit pas - ce qu'on ne peut pas montrer - 3 minutes d'écran noir et une musique discordante. Puis ce qu'on voit : la villa et le jardin de la famille Höss, une rivière charmante pour la baignade et le kayak, accessoirement le portail entrevu et le mur d'enceinte du camp que dirige le mari, des cheminées qui dépassent. On est dans la  "zone d’intérêt" - InteressenGebiet en allemand - soit 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz en Pologne.

Derrière l'image, il y a un fond sonore : turbine/usine/ four crématoire, coups de feu, sifflets des locomotives, bruit de trains, ordres, aboiements, tout ce qui devrait alerter. Mais ça n'alerte personne. C'est probablement ça, la zone d'intérêt du film, l'écart entre ce qu'on voit (une vie bourgeoise parfaitement normale - sans intérêt)  et ce qu'on ne voit pas, la zone grise de l'anormal, l'innommable, l'in-montrable de l'autre côté du mur. Ça devrait alerter mais ça arrive à peine à la conscience. Est-ce à dire que le spectateur aussi s'habitue ? Focalisé sur le livre d'images de la famille allemande parfaite, il en oublierait "la zone d'intérêt", happé par la description clinique du quotidien banal, tiré au cordeau par une maîtresse femme qui veille à ce que tout soit parfait. Les espaces de la maison, les bonnes, le jardin, la piscine, la sociabilité, les temps de la journée... tout est en ordre malgré quelques séquences glaçantes qui s'invitent, comme en passant : l'irruption de quelques dents ou os, de la cendre pour enrichir la terre, la répartition des effets spoliés (lingerie pour les bonnes -1 pièce par personne, précise la patronne, à elle le vison)... Rien qui puisse troubler l'ordre familial, même pas, anecdotiquement, la scène furtive où le mari tire un coup vite fait (avec une bonne ?). Le seul émoi de l'antipathique Hedwig Höss, indifférente à ce qui n'est pas son bien-être matériel, sa seule indignation, c'est l'annonce de la mutation du mari qui doit arracher la famille à son merveilleux nid.

Les images se succèdent et c'est affreux à dire, on s'ennuie un peu (est-ce à dire qu'on perd de vue le fond du problème/ la zone d'intérêt ?) Pire, survient une scène étrange (comme un rêve en caméra thermique ?) où une jeune fille cache des pommes sur les lieux de travail des détenus. C'est quoi, ces images absurdes dans ce contexte ? C'est un message ? Qu'il y a peut-être eu de gens compatissants mais on ne sait pas qui ni où ? Ou qu'il aurait dû y avoir ? 

On suit Rudolf Höss promu à Berlin pour améliorer le rendement de son travail. En regard de l'exposé clinique de la famille allemande parfaite, il y a l'exposé clinique de la machinerie exterminatrice. La réalité du massacre à l'arrière-plan n'est guère plus qu'un calcul comptable appuyé par l'expérience. Höss expose à l'état-major ses dispositions pour améliorer le rendement : il est l'homme de la situation. Foin des ors et décors de l'administration berlinoise, Höss pourra retourner à Auschwitz mettre en pratique (et retrouver sa délicieuse famille). Et là aussi, bizarrement, le réalisateur invente une étrange séquence : c'est l'interminable descente le l'escalier (aux enfers ?), où Höss pris de malaise vomit ses tripes. Comme s'il avait soudain une conscience ? Ou comme ça serait s'il en avait une.

La dernière scène est bizarre aussi. Ça se passe aujourd'hui dans le mémorial d'Auschwitz : une femme de ménage balaie (longuement) une salle du crématoire. Et la caméra filme des vitrines remplies d'effets des victimes. C'est quoi, ça ? Un message pour alerter, après la banalité du Mal, sur la banalité de l'horreur dont on ne peut pas mieux faire qu'un musée ?

Ce film est déroutant : il fait regarder ce nazi et sa famille avec horreur, mais...

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