jeudi 2 juin 2016

Je suis Fassbinder, théâtre de la Colline



Je suis Fassbinder est une étonnante prise à bras le corps du réel politique, au sens de ce que nous, citoyens d'Europe, sommes en train de vivre. La pièce s'empare, à travers le travail de Fassbinder, de notre environnement, le continuum d'informations dans lequel nous baignons, en saisit des morceaux, les malaxe, les brandit, les met en scène et nous fait réfléchir. Il y a ce discours de la mère de Fassbinder qui voudrait virer tous les réfugiés, même s'il faut tirer dessus pour les empêcher de revenir, même si c'est les envoyer à une mort assurée. Il y a l'histoire des femmes de Cologne, agressées sexuellement par des "hordes de migrants" (?), musulmans frustrés, et le choc en retour, l'indignation des Européens : "quoi, c'est donc ça, cette bande de sauvages, des bêtes dangereuses et frustrées, c'est ça leur reconnaissance après tout ce que Mme Merkel a fait pour eux !?" Il y a ce rêve d'un dirigeant autoritaire et gentil, avec la gangrène de forces réactionnaires, fascistes, anti tout ce qui fait les valeurs conquises ces 50 dernières années. L'obscurantisme auquel ils veulent retourner dans des nations blanches, chrétiennes et homophobes où les femmes font 3 enfants et restent à la maison. Une ambition assez proche, finalement, de celle des intégristes musulmans. Il y a l'Europe, ce phantasme démocratique qui cache la politique capitaliste et impérialiste dont elle est née et qui n'a eu d'autre ambition que de conquérir et asservir le monde : exterminer les Indiens des deux Amériques, mettre l'Afrique en esclavage, s'emparer de toutes les richesses qu'elle pouvait trouver dans le monde et les exploiter à son profit.
Et il y a la question de Fassbinder que Nordey reprend à son compte, "comment peut-on détruire cette société" et le vertige qu'elle provoque. Question brûlante. Question cruciale. Qui n'a pas envie de changer cette société. Changer, ou détruire ? Un abîme s'ouvre à l'esquisse de la moindre réponse. Et des échos ambivalents. Détruire pour polpotiser ? pour goulaguiser ? pour une révolution culturelle de sinistre mémoire ? Et qui a envie de détruire ces remparts contre l'inconnu ? Qui fait assez confiance à l'homme pour le laisser évoluer en roue libre, en dehors des cadres qui lui sont impartis?
Parce que cette société qui sécrète le mal, qui crée des migrants et les emprisonne dans des camps, qui crée des chômeurs et des précaires d'un côté, de l'autre des bataillons d'esclaves qui s'endettent pour se loger, se payer des home cinéma et des vacances, cette société mérite d'être détruite. Mais elle nous donne la Sécurité sociale et l'éducation publique gratuite (pour combien de temps encore ?) et fait que nous sommes pour la plupart logés, nourris, instruits, soignés. Comment vivre autrement que dans ce sinistre équilibre où nous sommes malgré tout du côté des privilégiés ?
Et pendant que Nordey pose la question cruciale, debout, face public, les acteurs impuissants et démoralisés sont affalés sur le canapé, et Laurent Sauvage, sérieusement alcoolisé, scande de loin en loin "Cuba libre", une bouteille à la main.
Parce qu'évidemment, tout ça est scéniquement enlevé, le plateau est découpé en différents plans, et les acteurs évoluent de la scène au cinéma, dialoguent, s'apostrophent, jusqu'à une apothéose assez délirante et drolatique où Thomas Gonzales, une espèce d'électron libre dans le dispositif, réinvente le rôle de bouffon, armé de sa bite qu'il fait tournoyer joyeusement. Etonnante prestation (et c'est bien une des rares fois où la bite d'un acteur au théâtre ne m'apparaît pas comme une exposition gratuite.)

Bref, malgré de rares microenlisements, c'est un spectacle superbe, corrosif et intelligent.
(Ecrit par Falk Richter mise en scène Stanislas Nordey, créé au TNS)

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