dimanche 8 mars 2020

Le monde selon Roger Ballen

A la Halle Saint-Pierre.
Une exposition dérangeante avec une esthétique de la décharge, des bas-fonds et de la marge, comme si Roger Ballen regardait à côté de l'apparence, au delà du normal ou du réel, du côté du rebut et de la frontière. Frontière sociale ou mentale. L'étrange artiste borderline porte un drôle de regard sur un monde glauque, inquiétant, cassé, dévasté, dérangeant. Des têtes crevées ou coupées, des bras cassés, des orbites vides, des pieds déformés, des oiseaux pourris ou morts, des cadavres d'hommes ou de chien, des rats, des chats, des pantins comme des enfants et vice-versa. Au 1er étage, ce sont principalement des photos, toutes étranges, proposant des images inconvenantes, c'est à dire qui déroutent, suscitent l'inconfort du regard comme si elles montraient quelque chose d'obscène. Comme si on se demandait en permanence "mais qu'est ce que je suis censée voir, quel est cet envers du décor dans cette absence de décor : un pied de poupée, un ressort cassé, un vieux grillage tordu, une ficelle qui traîne sur le sol suffisent à générer le bizarre et le malaise. Comme une promenade dans la zone, à la marge du monde civilisé.
Au rez-de-chaussée, il donne corps à cet univers, il l'incarne en un décor de décharge, toujours bizarre et déglingué, et bizarrement, l'univers qu'il a construit en photo à l'étage prend ici du volume et offre une autre dimension de la dévastation.

https://www.hallesaintpierre.org/2019/05/21/roger-ballen/

jeudi 5 mars 2020

La Communion


Jan Komasa. Délinquants, ivrognes et bigots. Sur la base de cette trilogie typiquement polonaise (?) voici un film qui s'élève comme une flamme dans un univers dévasté, celui d'un jeune délinquant, a priori voué, à titre de réhabilitation post-incarcération, à un travail de merde dans une scierie au fin fond de la Pologne.
Dévasté, son univers l'est dès les premières scènes du film qui montrent la violence qui régit son univers : il s'y passe d'infinies violences et turpitudes à l'abri de la loi du silence carcéral. Il se trouve que le héros, meurtrier au demeurant, - on apprendra par la suite que c'est le fait d'un enchaînement stupide de conséquences lié à la stupidité de la jeunesse et à un machisme ontologique hypertrophié par l'alcool- , donc, ce délinquant semble frappé par... quoi ?  la grâce ? ou simplement la lumière émanant de la liturgie, ou peut-être la foi ? Bref, il se sent une vocation pour le séminaire, mais vu ses antécédents, c'est exclu. A sa sortie du centre de délinquants, il devra se contenter de la rédemption par la scierie. Le voilà donc qui débarque au fin fond de la Pologne. Devant l'univers de merde auquel il est voué, il renâcle, et se retrouve chez le curé local, auquel, dans un éclair de génie, ou de démence, il se présente comme prêtre.
Un concours de circonstances fait qu'il devient très vite le curé remplaçant. C'est là qu'il révèle un vrai talent, ou une vraie résonance pour rencontrer les villageois, via une parole authentique, c'est à dire débarrassée des scories, hypocrisies et convenances du culte ordinaire. Il sait parler vrai, du fond de son cœur, et toucher ainsi la communauté de ses paroissiens. Il les rencontre au fond de leur âme, et entre littéralement en communion avec cette communauté dans un registre qui relève aussi bien de l'humanité que de la foi chrétienne. Ou plutôt, il réconcilie l'humanité et la foi chrétienne. En somme, il restitue la puissance de la parole de Dieu. Après, évidemment, le réel le rattrape, et le film suit son cours, sauf qu'entretemps, il y a eu cette communion entre un curé et sa paroisse.
Le titre original est "corpus christi", ce qui est bien plus juste au regard des dernières scènes, (et qui est l'essence de la communion : incarnation et sacrifice / offrande du corps du Christ à la communauté). La fin du film développe d'ailleurs une étrange dimension fatale et sacrificielle. Une forme de réponse (la seule réponse possible ?) quand on atteint le fond de l'impasse.
L'acteur Bartosz Bielenia (Daniel ou le père Tomas) est un personnage magnétique, il crève l'écran, mais tous les personnages du film ont une présence, une réalité extraordinaire. Ce film est un chef d'œuvre de puissance, de densité et de tension.
10/10

mercredi 4 mars 2020

La Lettre à Franco


Alejandro Amenabar.
Film historique montrant la position, plutôt fluctuante et indécise, de l’écrivain Miguel de Unamuno (1864-1936), recteur de l'Université de Salamanque, face à la montée en puissance de Franco, dont le rôle était censé se limiter au renversement de la République, "tant que durerait la guerre". Cette prise de pouvoir se fait dans un contexte de luttes d'influence et de pouvoir au sein de la junte militaire qui semble instrumentaliser un Franco apparemment falot.
Miguel de Unamuno, d'abord favorable aux Républicains, s'en est éloigné, au nom de la civilisation chrétienne menacée par le communisme. D'où son soutien initial au soulèvement contre la République. Le film montre ses indécisions, ses revirements, son incompréhension de ce qui se passe réellement quand son ami le maire de Salamanque est arrêté, puis son jeune collègue à l'université. Avec un leit-motiv dans le film : ouvre les yeux, Miguel".
Le titre original du film est : Mientras dure la guerra = Tant que durera la guerre/ Le temps que durera la guerre. Cette phrase figurait dans le brouillon du texte donnant les pleins pouvoirs à Franco. Elle était censée limiter ces pouvoirs à la durée de la guerre contre les Républicains (guerre civile espagnole). Elle a été supprimée. Le traducteur a choisi un autre angle pour le titre : Lettre à Franco, sans doute plus accessible au public français, en référence à la scène finale.
Très intéressant.