jeudi 29 février 2024

La Grâce / Blazh

Ilya Povolovsky

Sans doute le film le plus beau, elliptique, vaste, désespéré, envoûtant depuis longtemps.

 

Question : pourquoi suis-je toujours envoutée par les non-lieux et les films désespérants ? A la manière de Wim Wenders, pour le road movie d'un projectionniste habité par la mort du cinéma, ou de Tarkovski, pour l'errance et l'immensité sans issue (ceci étant un tout petit point de vue en forme d'intuition à peine esquissée et sujette à révision, vu que je n'ai plus revu de films de ces deux là depuis des années) ?

Le road movie, c'est celui d'un père et sa fille dans leur camionnette de projection en train de traverser la Russie des confins ? de nulle part ? d'ailleurs ? En tout cas, à peine ou de très loin celle de Poutine. On est au milieu de nulle part, dans des espaces immenses et des lumières uniques, et ce petit camion bringueballe comme il peut vers le nord, la mer de Barents, paraît-il, tant cet espace est improbable et sans repères. 

Dans le camion, deux taiseux, à peine réunis par le lien ténu de la paternité, un lien qui ne demande qu'à s'étioler, vu l'âge de la jeune fille (je n'ai jamais vu une scène où le thème des premières règles était traité avec tant de pudeur et d'élégance, malgré la relative crudité d'une jeune fille qui se lave dans un ruisseau.) A l'arrière plan l'idée d'une perte, d'un manque, peut-être une mère partie ou morte, je ne sais plus quand ni comment c'est évoqué, ou plus simplement c'est le sentiment du manque que l'existence inflige aux vivants. Bref deux taiseux pérégrinent, et il est vrai qu'il se dégage une âpreté certaine à voir dériver ces deux solitudes, sans l'ombre d'une tendresse. 

Quand un village se profile, c'est à peine un village, plutôt une vague banlieue de vague bourgade, où ils se mettent à installer leur attirail de projection et petits trafics sous le manteau (les VHS porno sont très convoitées). Il s'en dégage une ambiance sinistre de fin de fête foraine, la déprimante sensation que ce qui pourrait une fête n'est que l'agrégation, l'espace d'une représentation, et pour d'obscures motivations de gens dont la principale raison d'être là est le vide abyssal de leur vie.

C'est ici qu'entre en scène le gamin fou d'ennui, qui ne peut que tomber sous le charme de la jeune fille (Maria Lukyanova - une beauté botticcellienne invraisemblable dans cet univers) et sous le charme de l'ailleurs qu'inspire le voyage des "saltimbanques". Quand ceux-ci s'enfuient précipitamment (les VHS porno ont attiré sur eux la haine des villageois), le gamin à leurs trousses, la fin de l'histoire commence, le père et la fille chacun de leur côté arrivent au bout de nulle part, c'est à dire au bout de leur pérégrination commune, dans une étrange station météo à peu près désaffectée et dans un  paysage non moins étrange et sublime de roches et d'eau. 

Qu'est-ce qui s'est passé ? Du sexe, sans doute, du sexe sans plus, du temps surtout et l'arrivée au bout d'un cycle avec l'idée que les dés vont rouler ailleurs, les cartes battre autrement pour narguer le triomphe du néant.

J'ai lu quelque part (Le Bleu du miroir : https://www.lebleudumiroir.fr/critique-la-grace/) que la Grâce est la traduction du russe « Blazh » : "Pour le cinéaste, La Grâce, occulte « la nuance ironique de lubie, pas forcément la folie mais une certaine forme de bizarrerie mâtinée d’élan spirituel, de sainteté, de sincérité… » présente dans le titre original. " Ça doit être pour ça que j'avais envie de penser à Tarkovski.

La Bête, Sleep, A Man

 Vu des films intéressants, mais la flemme de faire l'effort d'en parler :

La Bête, Bertrand Bonello : les émotions humaines sont à proscrire, il faut en purifier l'ADN, donc revenir à leur source dans le passé. Le propos est complexe, mais la valse est bien menée dans les méandres et recoupements passé, présent, futur. Lea Seydoux est comme d'habitude captivante et magnifique, avec George MacKay assez addictif lui aussi.

Sleep, Jason Yu, sud-coréen : intéressante histoire de couple et de somnambulisme. Je ne sais pas/veux pas en parler pour ne pas spoiler, mais l'irruption d'un certain fantastique dans l'histoire est habilement menée. C'est prenant, ça vaut d'être vu.

A Man, Kei Ishikawa, Japon : une veuve rencontre un homme, ils se marient... Je n'en dis pas plus, il faut découvrir ce qui conduira à mener une enquête sur cet homme, et ce qui fait l'homme. Intéressante histoire sur l'identité, la transmission et la filiation, et l'enquête tient en haleine. A voir

mercredi 28 février 2024

Bye bye Tibériade

 Lina Soualem. C'est un film plein d'humanité et de grâce qui raconte les strates, échos et  retentissements du déracinement à travers 4 générations de femmes d'une famille palestinienne de Tiberaya. C'est Hiam Abbas, actrice et mère de la réalisatrice, le pivot de l'histoire. Née et élevée avec ses  (frères?) et 7 sœurs, elle raconte la richesse et la complexité de la vie familiale en Palestine, l'arrachement de 1948, quand les Palestiniens sont chassés de chez eux, la vie qui se reconstruit 30km plus loin, la force de sa mère, institutrice, couturière, 10 enfants, et son propre désir d'émancipation et de modernité car elle étouffe dans son milieu et "trahit" en partant étudier la photo à Haifa avant de devenir actrice internationale. 30 ans après, c'est à sa fille Lina qu'il revient de rassembler le puzzle, retisser la mémoire/les liens de la famille éclatée en revenant sur les lieux d'origine avec sa caméra et sa mère : écrits, témoignages, films de famille, images d'archives, photos font un film très touchant, pudique et sensible avec des femmes intelligentes, attachantes et pleines d'humour.


mardi 27 février 2024

Walk up

Hong Sang-Soo. J'ai lu toutes les bonnes raisons qu'il y a d'aimer ce film en forme de songe, qui épouse les étages d'un immeuble : à mesure que le film évolue, le personnage du réalisateur change d'étage, à mesure qu'il s'élève, il se déglingue et s'englue dans des tranches de vie "normale" : on mange, on boit, on parle, on baise (suggéré), on rêve d'ailleurs et de futurs films à réaliser, non sans subir les intrusions de la logeuse et les désagréments d'un espace qui lui aussi se dégrade. Hong Sang-Soo essaie des configurations possibles selon  les protagonistes et les étages, il nous égare un peu, et nous ennuie aussi un peu. On suppose qu'il y a une sorte de passage à vide du réalisateur qui se déglingue et s'éteint, ça déteint sur son personnage. C'est comme si tout rétrécissait, dans un huis clos joli à regarder, légèrement claustrophobant, avec un noir et blanc élégant et soyeux, pas sans charme, mais bon...

samedi 10 février 2024

Mark Rothko à la Fondation LVMH


Présence puissante et subtile, vibration essentielle, lumineuse abstraction. Subtilement tellurique ou cosmique. Dire l'indicible au-delà du paysage intérieur, franchir ce qui reste opaque.

Hum. Je cherche les mots qui vont avec cette expérience (magnifique et géniale, hors du commun...) Tout ça pour essayer de faire le tour d'impressions visuelles suscitées par Mark Rothko. Ce qui me frappe, c'est la constance, la profondeur, la logique de sa quête, au bord de l'abstraction, à la limite de l'épure, d'une étrange et captivante force poétique. Ses peintures exercent un étrange pouvoir, elles aimantent ou alimentent quelque chose d'inconnu ou d'indicible au profond de soi.

Donc, cette expo m'a énormément plu et touchée, alors que j'y allais bardée de préjugés sur "des a-plats faciles, le b-a ba de l'abstraction". Merci la Fondation LVHM, merci d'offrir cette magistrale exposition du génie d'un peintre. Encore une exposition exceptionnelle dans un espace exceptionnel.

https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/mark-rothko

mardi 6 février 2024

La Zone d'intérêt

Jonathan Glazer. Attention, je raconte le film

En introduction, il y a ce qu'on ne voit pas - ce qu'on ne peut pas montrer - 3 minutes d'écran noir et une musique discordante. Puis ce qu'on voit : la villa et le jardin de la famille Höss, une rivière charmante pour la baignade et le kayak, accessoirement le portail entrevu et le mur d'enceinte du camp que dirige le mari, des cheminées qui dépassent. On est dans la  "zone d’intérêt" - InteressenGebiet en allemand - soit 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz en Pologne.

Derrière l'image, il y a un fond sonore : turbine/usine/ four crématoire, coups de feu, sifflets des locomotives, bruit de trains, ordres, aboiements, tout ce qui devrait alerter. Mais ça n'alerte personne. C'est probablement ça, la zone d'intérêt du film, l'écart entre ce qu'on voit (une vie bourgeoise parfaitement normale - sans intérêt)  et ce qu'on ne voit pas, la zone grise de l'anormal, l'innommable, l'in-montrable de l'autre côté du mur. Ça devrait alerter mais ça arrive à peine à la conscience. Est-ce à dire que le spectateur aussi s'habitue ? Focalisé sur le livre d'images de la famille allemande parfaite, il en oublierait "la zone d'intérêt", happé par la description clinique du quotidien banal, tiré au cordeau par une maîtresse femme qui veille à ce que tout soit parfait. Les espaces de la maison, les bonnes, le jardin, la piscine, la sociabilité, les temps de la journée... tout est en ordre malgré quelques séquences glaçantes qui s'invitent, comme en passant : l'irruption de quelques dents ou os, de la cendre pour enrichir la terre, la répartition des effets spoliés (lingerie pour les bonnes -1 pièce par personne, précise la patronne, à elle le vison)... Rien qui puisse troubler l'ordre familial, même pas, anecdotiquement, la scène furtive où le mari tire un coup vite fait (avec une bonne ?). Le seul émoi de l'antipathique Hedwig Höss, indifférente à ce qui n'est pas son bien-être matériel, sa seule indignation, c'est l'annonce de la mutation du mari qui doit arracher la famille à son merveilleux nid.

Les images se succèdent et c'est affreux à dire, on s'ennuie un peu (est-ce à dire qu'on perd de vue le fond du problème/ la zone d'intérêt ?) Pire, survient une scène étrange (comme un rêve en caméra thermique ?) où une jeune fille cache des pommes sur les lieux de travail des détenus. C'est quoi, ces images absurdes dans ce contexte ? C'est un message ? Qu'il y a peut-être eu de gens compatissants mais on ne sait pas qui ni où ? Ou qu'il aurait dû y avoir ? 

On suit Rudolf Höss promu à Berlin pour améliorer le rendement de son travail. En regard de l'exposé clinique de la famille allemande parfaite, il y a l'exposé clinique de la machinerie exterminatrice. La réalité du massacre à l'arrière-plan n'est guère plus qu'un calcul comptable appuyé par l'expérience. Höss expose à l'état-major ses dispositions pour améliorer le rendement : il est l'homme de la situation. Foin des ors et décors de l'administration berlinoise, Höss pourra retourner à Auschwitz mettre en pratique (et retrouver sa délicieuse famille). Et là aussi, bizarrement, le réalisateur invente une étrange séquence : c'est l'interminable descente le l'escalier (aux enfers ?), où Höss pris de malaise vomit ses tripes. Comme s'il avait soudain une conscience ? Ou comme ça serait s'il en avait une.

La dernière scène est bizarre aussi. Ça se passe aujourd'hui dans le mémorial d'Auschwitz : une femme de ménage balaie (longuement) une salle du crématoire. Et la caméra filme des vitrines remplies d'effets des victimes. C'est quoi, ça ? Un message pour alerter, après la banalité du Mal, sur la banalité de l'horreur dont on ne peut pas mieux faire qu'un musée ?

Ce film est déroutant : il fait regarder ce nazi et sa famille avec horreur, mais...