mardi 4 septembre 2012

Le mystère de Babel


Pieter Brueghel l'Ancien, Kunsthistorisches Museum de Vienne


Je ne me rappelais pas que Babel arrivait si vite dans la Genèse. C'est étrange. Les hommes disent : "allons, bâtissons-nous une ville avec une tour qui atteigne le ciel pour nous faire un nom et ne pas être dispersés sur la face de toute la terre". C'est une idée plutôt louable. Mais Yahweh en prend ombrage : "Voici, ils forment un seul peuple avec une même langue pour tous ; ils se mettent à l'œuvre, et aucun projet ne leur paraît impossible." Il me semble qu'on parle d'orgueil quand on raconte cette histoire. On devrait plutôt parler de l'orgueil de Yahweh, qui ne supporte pas que les hommes aient ensemble un grand projet, un projet où apparemment Yahweh n'est pas. L'orgueil de Yahweh égale bien celui des hommes. Et Yahweh de brouiller leur langage et les disperser à la surface de la terre, et ils ne s'entendent plus et ils cessent de bâtir la ville. C'est mystérieux, incompréhensible et méchant.

Une peinture de Brueghel me réjouit et m'interroge (Pieter Brueghel l'Ancien, Kunsthistorisches Museum de Vienne.) D'après cette peinture, si l'histoire finit mal, ça ne se présente pas si mal, à ce stade. En tout cas, c'est peint avant la catastrophe, même si c'est juste avant. Certes, ils ne sont pas au bout de leurs peines et la construction est loin d'être achevée. Mais elle n'est pas arrêtée non plus. Le commanditaire est à gauche, sur une éminence, et les architectes / maçons sont prosternés à ses pieds (réunion de chantier).
La peinture montre un édifice ambitieux et complexe, encore inachevé, avec des échafaudages sur divers fronts. Apparemment, il reste un énorme travail à accomplir, mais ce qui est fait donne la mesure de l'ingéniosité, de la  patience et de la méticulosité bâtisseuse. L'édifice donne à scruter des alvéoles et des niches innombrables, et à deviner les travées et connexions secrètes de la ruche bourdonnante. La plaine s'étend autour, calmement, benoîtement étrangère à l'édification de cette citadelle du savoir ? du pouvoir ? où seraient rassemblés tous les savants et tout ce qui se pense et se crée dans le monde. Il serait question d'ambition et d'élévation, de perfection et de dépassement. 
A moins qu'il n'y ait là qu'un concentré d'orgueil, et d'ennui, aussi, si l'on pense aux pontifiants professeurs et ratiocinateurs qui doivent sévir dans les couloirs. 
A moins qu'on ne regarde ça sous un angle vaguement carcéral, comme une  forteresse du totalitarisme intellectuel. On n'aurait plus qu'à plaindre les forçats de la pensée, les soutiers de la raison tapis dans les entrailles de cette monstrueuse machinerie de l'intelligence. C'est peut-être la coexistence des deux impressions qui crée la fascination et le mystère qu'inspire ce tableau ? C'est aussi l'idée du temps suspendu, au moment de la dernière réunion de chantier, juste avant que le projet ne tombe en ruine, ne vole en éclat. Parce qu'à l'arrière plan fatal, on sait bien que Babel est un échec ; en même temps qu'on voit un édifice en construction, on devine sa ruine, et même avant cela, on constate l'écrasante ampleur de la tâche, et l'impression qu'on n'en viendra jamais à bout. A force d'avoir été entrepris sur tous les bords, par tous les fronts, avec des échafaudages un peu partout, les travaux ont l'air en plan, et les commanditaires seront ruinés entre temps, et une guerre aura éclaté, et les savants se débanderont, ou bien ils se rebelleront et refuseront cette vision carcérale de la pensée et du pouvoir de la pensée. Bref, le ver est dans le fruit, et ce sont ces impressions mêlées que l'on ressent en contemplant ce tableau d'une construction humaine vouée par avance au néant. 
Finalement, peut-être que Dieu n'est pour rien dans le désastre de Babel, l'orgueil des hommes se suffit à lui-même. 

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